HÉLIANTHUS 
SOCIETE D'AVOCAT
 



SUCCESSION PIERRE BONNARD : LA COMMUNAUTE LEGALE A L'EPREUVE DU DROIT MORAL DE L'ARTISTE

 
 Pierre Bonnard, biographie et œuvres
 


 
Le décès du peintre Pierre Bonnard, survenu en janvier 1947, a ouvert une des affaires successorales les plus emblématiques et les plus complexes du XXe siècle dans le droit de l'art français. Pendant près de deux décennies, ce dossier a opposé les règles rigides du droit matrimonial aux exigences du droit moral de l'artiste sur son œuvre, immobilisant une partie substantielle de sa production tardive. La résolution finale de ce litige a non seulement garanti l'intégrité de l'œuvre, mais a également engendré une solution institutionnelle si novatrice qu’elle a servi de fondement à une réforme législative majeure en France.

 
Pierre Bonnard, souvent célébré comme le peintre du bonheur et de la lumière, laissait derrière lui, dans son atelier du Cannet, une situation patrimoniale et familiale pleine d'obscurités. L'enjeu successoral majeur résidait dans le contenu de cet atelier, qui abritait une quantité considérable de toiles, dessins et esquisses, dont beaucoup n'avaient jamais été exposés, vendus, ni même définitivement jugés achevés par le peintre de son vivant. Le peintre était connu pour son habitude de retoucher ses toiles sans répit et sans fin, travaillant souvent dans le secret et s'interdisant de s'en séparer définitivement.

La conséquence légale immédiate de l'ouverture de la succession en 1947 fut la mise sous scellés de l'atelier. Ce geste administratif symbolisait le blocage total du dossier, un état de séquestration de l'œuvre qui allait perdurer pendant près de vingt ans.
Ce délai exceptionnellement long transformait un litige privé en une question de patrimoine national, car la valeur marchande de l'œuvre de Bonnard était en pleine ascension.

 
 
L'analyse de cette affaire nécessite d'éclaircir plusieurs points centraux. Premièrement, il convient de déterminer la nature des dispositions testamentaires laissées par l'artiste. Deuxièmement, il est impératif de retracer la bataille juridique intense entre les deux clans d’héritiers : la famille Bonnard-Terrasse (proches du peintre) et les ayants droit de Marthe Bonnard. Enfin, la résolution du dossier met en lumière l'originalité de la solution légale impliquant l'État français. L'étude de cette crise met en évidence la manière dont la psychologie artistique de l'auteur – son désir de contrôle absolu sur son œuvre (le droit de repentir et de divulgation) – a pu façonner un précédent juridique fondamental, bien au-delà de sa mort.

 
Le caractère "romanesque" de la succession Bonnard trouve sa source directe dans les dissimulations et l'opacité administrative qui ont caractérisé la longue relation du peintre avec sa muse, Marthe.
 
L'épouse et modèle de Bonnard, Marthe, est décédée le 27 janvier 1942. L'établissement de sa succession fut immédiatement compliqué par la vérité de son identité : Marthe, qui se présentait comme "Marthe de Méligny," s'appelait en réalité Marie Boursin et avait maintenu ce mensonge pendant trois décennies. Cette dissimulation, déjà étonnante, a eu des conséquences juridiques majeures.

Le couple Bonnard-Boursin, marié en 1925 sans contrat connu, était soumis au régime de la communauté légale. Le décès de Marthe en 1942 a entraîné la dissolution de cette communauté. Ses héritiers légaux, en l'occurrence ses nièces (les quatre filles de sa sœur Bowers), sont devenues propriétaires, en indivision avec Pierre Bonnard, de la moitié des biens communs existant au moment de son décès. La confusion autour de l'identité de Marthe (Marie Boursin dite Marthe de Méligny) a compliqué l'établissement des héritiers légaux dès 1942, retardant potentiellement la liquidation de la communauté et garantissant une confusion des masses patrimoniales pendant les cinq années où Bonnard a continué de peindre, période critique de son activité tardive.

 
Pierre Bonnard est décédé en 1947 sans avoir laissé de dispositions testamentaires claires et légalement exécutables pour l'ensemble de son œuvre et de ses biens. Le peintre, de son côté, aurait "continué le mensonge" après la mort de Marthe. Certaines sources font état de la rédaction d'un "faux testament" où il aurait signé du nom de sa femme. L'existence d'un tel document, même invalide pour disposer des biens, témoigne de la négligence administrative du peintre ou, plus probablement, d'une tentative désespérée de la part de Bonnard de contourner les règles de la succession légale et de la liquidation de la communauté, afin de s'assurer que son œuvre ne soit pas dispersée au profit des héritiers de Marthe.

En l'absence de testament valide, les héritiers de Pierre Bonnard étaient ses neveux et nièces (les consorts Bonnard-Terrasse), parmi lesquels Charles Terrasse (qui avait publié sur Bonnard dès 1927) et son petit-neveu Antoine Terrasse jouèrent un rôle essentiel. Ces derniers, défenseurs acharnés de l'intégrité de l'œuvre, se sont retrouvés face aux ayants droit de Marthe, les nièces Bowers, qui détenaient un droit purement financier sur la moitié de la communauté dissoute en 1942.

 
Le blocage de l'atelier du Cannet en 1947 est rapidement devenu le point névralgique de la succession. Le statut juridique de ces toiles, pour beaucoup inédites et constamment retravaillées, était incertain. Si ces œuvres étaient traitées comme des meubles ordinaires ou des biens matériels produits pendant le mariage, elles tombaient dans la masse commune et devaient être partagées avec les héritiers Boursin. Inversement, si elles étaient considérées comme des extensions du droit moral de l'auteur, elles restaient des biens propres à Bonnard, revenant exclusivement à la famille Terrasse.

 
Le cœur de la bataille juridique qui s'est déroulée pendant les années 1950 concernait la qualification exacte des œuvres d'art créées par un artiste marié sous le régime de la communauté légale en droit français.
 
Après le décès de Marthe en 1942, la masse partageable incluait tous les biens que le couple avait acquis en commun. Les héritiers Boursin soutenaient que les tableaux accumulés constituaient des actifs matrimoniaux. Les consorts Bonnard-Terrasse, quant à eux, soutenaient que tant que Bonnard n'avait pas exercé son droit de monétisation ou de présentation publique, les œuvres restaient attachées à sa personne en tant qu'auteur, et donc exclues de la communauté.
 
La défense des héritiers de Bonnard s'est concentrée sur la prééminence du droit moral de l'auteur, tel que défini dans le droit de la propriété intellectuelle française. Ce droit, inaliénable et perpétuel, inclut notamment le droit de divulgation, qui est la prérogative exclusive de l'auteur de décider du moment et de la manière dont son œuvre est portée à la connaissance du public.

Ce droit de divulgation est considéré comme un attribut personnel de l'artiste. Dans le contexte successoral, il a fonctionné comme un mécanisme permettant de maintenir les œuvres hors du patrimoine commun. En refusant de divulguer ses toiles, le peintre a exercé son droit moral pour les maintenir hors du patrimoine matrimonial, même si elles avaient été créées durant la communauté. C'est ce mécanisme juridique qui a permis d'éviter la vente aux enchères forcée et la dispersion immédiate d'un ensemble d'œuvres cohérent.

 
Le litige a trouvé une réponse juridique définitive avec l'intervention des plus hautes juridictions, dont la Cour de Cassation, qui a statué dans un arrêt devenu fondamental en 1959. La Cour a tranché en faveur de la primauté du droit d'auteur sur les règles de la communauté légale, définissant une jurisprudence Bonnard capitale pour l'art moderne.

La décision a établi que les œuvres picturales, au même titre que les compositions littéraires ou musicales, sont exclues de la communauté légale tant qu’elles n’ont pas été divulguées par leur auteur.

Le critère de divulgation a été strictement défini : elle doit résulter "d'un acte de volonté non équivoque de la part de son auteur". Les juges ont précisé que toute recherche d'intention de l'auteur après sa mort est inopérante. Seules les œuvres ayant fait l'objet d'un acte de divulgation formel (vente, mise en vente, exposition en vue de la vente ou reproduction à titre onéreux) avant la date du 27 janvier 1942 (décès de Marthe) sont tombées dans la communauté Bonnard-Boursin.

La distinction entre les types d'œuvres et leur statut patrimonial fut ainsi clairement établie, permettant de débloquer le statut juridique d'une grande partie de l'atelier du peintre.

 
Tableau I : La qualification juridique des oeuvres de Bonnard (post-arrêt 1959)
 
 
Type d'Œuvre Statut Juridique Destination Finale (Principe) Justification (Jurisprudence Bonnard)
Œuvres divulguées avant 01/1942 Biens communs Partage entre héritiers Bonnard et héritiers Boursin/Bowers. Acte de volonté non équivoque de l'auteur (vente, exposition).
Œuvres non divulguées avant 01/1942 Biens personnels de P. Bonnard Totalité aux héritiers de P. Bonnard (Terrasse). Maintien du droit moral de divulgation non exercé de son vivant.
Œuvres créées 1942-1947 Biens personnels de P. Bonnard Totalité aux héritiers de P. Bonnard (Terrasse). Création postérieure à la dissolution de la communauté.
 
Afin d'appliquer ce principe inédit, le jugement a immédiatement ordonné une expertise minutieuse pour déterminer la composition de la masse partageable. Trois experts, MM. Champigneulle, Dubourg et René Huyges, furent nommés. Leur mission consistait à dresser une nomenclature détaillée des œuvres en possession de Bonnard au 27 janvier 1942, et à rechercher si ces œuvres avaient fait l'objet d'une divulgation par leur auteur avant cette date, tout en excluant celles qui auraient été "complètement remaniées après le 27 janvier 1942". Ce processus d'inventaire et de qualification fut d'une complexité historique et technique sans précédent.

 
Malgré la clarification juridique apportée en 1959, qui avait attribué la majorité des toiles inédites aux consorts Bonnard-Terrasse, le problème du règlement des droits de succession et la nécessité de dédommager équitablement les héritiers de Marthe subsistaient.
 
La valeur accumulée du patrimoine de Bonnard était telle que les droits de succession exigibles étaient considérables. Les héritiers, même après avoir gagné en grande partie le litige sur la propriété, étaient dans l'incapacité de payer ces montants en numéraire. La voie de résolution habituelle aurait été la vente aux enchères des œuvres pour régler les dettes fiscales, ce qui aurait fatalement conduit à la dispersion d'un corpus artistique d'une importance majeure pour l'histoire de l'art français, notamment les toiles de la dernière période.
L'État français, conscient de cette menace culturelle et de la cohérence exceptionnelle du corpus resté dans l'atelier, a alors fait le choix politique d'intervenir. Cette intervention visait à transformer une contrainte fiscale en une opportunité d'enrichissement des collections publiques, en préservant cet ensemble d'œuvres inédites et cruciales.

 
La résolution finale fut trouvée par une transaction globale, extrajudiciaire, officialisée en 1966 (notamment par la Décision n° 66-38 L du 10 mars 1966). Cet accord historique a permis l'acquisition par l'État français (pour le compte des Musées Nationaux) d'un nombre substantiel d'œuvres issues de l'atelier du Cannet. En contrepartie de cette acquisition, l'État a réglé les droits de succession accumulés et a permis l'extinction des litiges financiers complexes entre les différentes branches d'héritiers (Bonnard-Terrasse et Boursin-Bowers).

L'acquisition concernait principalement les toiles qui n'avaient jamais été divulguées et qui représentaient le travail final du peintre, permettant aux musées d'acquérir une vision complète et intime de l'œuvre tardive de Bonnard. Cette transaction a finalement mené à la réouverture officielle de l'atelier en 1967, mettant fin à deux décennies de séquestration.

 
L'originalité et la portée de la solution Bonnard résident dans l'utilisation par l'État d'un principe de règlement en nature (œuvres d'art) contre une dette fiscale (droits de succession), alors qu'aucun cadre légal ne le permettait explicitement à l'époque.

Cette intervention est considérée comme un règlement par dation "avant la lettre". La crise Bonnard est ainsi directement citée, aux côtés d'autres cas similaires, comme le facteur déclencheur qui a démontré la nécessité urgente de créer un outil législatif permanent pour la conservation du patrimoine.

Moins de deux ans plus tard, le Parlement adopta la Loi n° 68-1251 du 31 décembre 1968. Cette loi a créé le dispositif légal permanent de la dation en paiement, permettant désormais aux contribuables d'acquitter les droits de succession (ainsi que d'autres taxes spécifiques) par la remise à l'État d'œuvres d'art de haute valeur agréées par la Commission interministérielle. L'accord de 1966 dans l'affaire Bonnard a donc fourni le modèle pratique et la justification politique pour l'établissement de ce mécanisme devenu crucial pour l'enrichissement des collections publiques françaises.

Tableau II : Chronologie et résolution de la crise successorale

 
Date
Événement Clé
Impact sur l'Œuvre et le Droit
27 Janvier 1942
Décès de Marthe (Marie Boursin)
Dissolution de la communauté légale, introduction des héritiers Boursin/Bowers.
Janvier 1947
Décès de Pierre Bonnard
Blocage et mise sous scellés de l'atelier. Début du conflit sur la masse partageable.
1959
Arrêt de la Cour (Jurisprudence Bonnard)
Consécration du principe de l'exclusion des œuvres non divulguées de la communauté matrimoniale.
1966
Convention État-Héritiers (Décision 66-38 L)
Règlement fiscal en nature (acquisition d’œuvres contre dette), fin du litige.
1967
Réouverture de l'Atelier
Fin du séquestre après vingt ans.
1968
Loi sur la Dation en Paiement
Codification du mécanisme financier utilisé de facto dans la succession Bonnard.

 
L'affaire de la succession de Pierre Bonnard constitue une illustration fascinante et dramatique des intersections entre la vie privée, l'économie de l'art et la législation patrimoniale. Les secrets personnels et les ambiguïtés administratives laissés par le peintre ont provoqué un chaos successoral sans précédent.

Les traits marquants et romanesques de ce dossier résident dans la dissimulation identitaire de Marthe, qui a directement conduit à l'introduction d'héritiers (les nièces Bowers) inattendus et légalement incontournables. Ce contexte familial tendu, combiné à l'absence de testament efficace, a mis le patrimoine artistique en péril.

L'apport juridique majeur est la jurisprudence Bonnard de 1959, qui a établi la prééminence du droit moral de l'artiste. En affirmant que le droit de divulgation est un droit personnel non soumis au régime de la communauté légale, les tribunaux ont sanctuarisé l'œuvre non achevée ou non présentée, protégeant ainsi la volonté du créateur. Ce jugement a établi une doctrine essentielle selon laquelle le génie créateur ne peut être subordonné aux règles purement financières du droit matrimonial.

L'originalité de la solution réside dans l'accord de 1966. L'État français, confronté au risque de dispersion d'un trésor national et au blocage fiscal des héritiers, a fait preuve d'une audace institutionnelle. En négociant une transaction permettant l'acquisition d'un ensemble majeur d'œuvres en échange de l'extinction des dettes fiscales, l'État a non seulement résolu un litige trentenaire, mais a surtout ouvert la voie, deux ans plus tard, à la légalisation du mécanisme de la dation en paiement. L'affaire Bonnard est, en définitive, l'acte fondateur involontaire d'un outil essentiel de la politique culturelle française pour la conservation du patrimoine artistique.

 

Catégories pouvant vous intéresser :

Autres publications pouvant vous intéresser :

TESTAMENT DE MARGUERITE BOUCICOT

  Le testament de Marguerite Boucicaut (1887) : si vous avez beaucoup ne cherchez pas d’excuse à ne pas donner !     Qui sommes-nous ? https://www.avocat-camus.com   SECTION 1. Les fondements d'une fortune et d'une vocation sociale (...

 

TRANSMETTRE 1 127 460€ SANS IMPOT ET EN CASH A UN COUPLE C'EST POSSIBLE MAINTENANT

Cas d'école d'optimisation fiscale ("maximisation des abattements") permis par le cumul des trois dispositifs.   1. Analyse pour MADAME   Le plafond global de l'exonération exceptionnelle (loi de finances 2025) est bien de 300 000 € par...

 

TRANSMETTRE 300 000 EUROS A CHACUN DE SES HERITIERS SANS DROIT DE MUTATION A TITRE GRATUIT

  Fiche Pratique : Le "Super-Don" Immobilier de 2025     Comment donner jusqu'à 300 000 € sans impôt pour un projet immobilier ?   La loi de finances pour 2025 a réactivé un levier fiscal puissant pour relancer l...

 

COMMENT SANCTIONNER UN HERITIER INGRAT ?

I. L'Action en indignité successorale (pour exclure l'enfant de la succession) Cette action vise à priver l'héritier de tous ses droits dans la succession, y compris sa réserve héréditaire. Elle ne peut être intentée qu'apr&eg...

 

PEUT-ON DESHERITER UN HERITIER EN LIGNE DIRECTE (ENFANT) ?

En droit français, le principe est l'impossibilité de déshériter totalement un enfant, car les descendants sont considérés comme des héritiers réservataires qui ont droit à une part minimale du patrimoine (la réserve hé...