
Cette transition marque le passage du récit héroïque — la « romance » du sauveur d'entreprise — à la réalité froide des chiffres et des structures juridiques. Pour bâtir ces empires, Arnault, Tapie et Bolloré n'ont pas seulement utilisé leur flair, ils ont utilisé des leviers financiers et des architectures de sociétés écrans qui permettent de contrôler des milliards avec un apport personnel minimal.
Le point commun de ces trois sagas est l'utilisation du LBO (Leverage Buy-Out) ou "achat par effet de levier", couplé à des structures de holdings en cascade.
Le principe est simple mais redoutable : on ne rachète pas une entreprise avec son propre argent, mais en créant une société intermédiaire (une holding) qui s'endette pour acheter la cible.
Le levier financier : La dette de la holding est remboursée par les dividendes de l'entreprise rachetée (le cash-flow).
Le levier fiscal : Les intérêts de l'emprunt sont déduits des bénéfices, réduisant l'impôt global (intégration fiscale).
Le sacrifice : Pour que cela fonctionne, l'entreprise rachetée doit dégager une rentabilité immédiate et massive. C'est là qu'interviennent les licenciements et les cessions d'actifs décrits précédemment : il faut "essorer" la cible pour payer la banque.
Pour prendre le contrôle de LVMH sans posséder la majorité du capital, Arnault a perfectionné le système des holdings en cascade.
L'architecture : Financière Agache contrôle Christian Dior, qui contrôle une holding intermédiaire, qui contrôle LVMH.
L'astuce : À chaque étage, Arnault détient 51% des parts. Au final, avec seulement 5 à 10% du capital réel du groupe total, il en détient le contrôle absolu. C'est l'art d'utiliser le capital des petits actionnaires pour servir sa propre stratégie d'expansion.
Dans le cas d'Adidas, l'ingénierie a tourné au drame judiciaire. Tapie a utilisé un montage de portage via des filiales du Crédit Lyonnais.
Le concept : La banque prête l'argent pour acheter, mais elle reste aussi dans le capital via des sociétés offshore (SBT, etc.).
Le conflit : Le montage était si complexe que les rôles se sont brouillés : qui était le propriétaire réel ? Qui a empoché la plus-value lors de la revente à Robert Louis-Dreyfus ? L'ingénierie juridique, initialement conçue pour masquer l'endettement de Tapie, est devenue le piège qui a causé sa faillite.
Bolloré est le maître du "verrouillage" juridique. Pour Rivaud, il a utilisé la complexité des participations croisées (la société A détient B, qui détient C, qui détient A).
Le coup de maître : En simplifiant ces structures opaques, il a "libéré" les réserves de cash.
Le contrôle perpétuel : Il utilise massivement les actions à droit de vote double (permis par la loi Florange plus tard, mais pratiqué par lui depuis longtemps). Cela lui permet d'avoir la majorité des voix en assemblée générale tout en étant minoritaire au capital. C'est l'ingénierie au service du pouvoir absolu.
Ces hommes d'affaires n'ont pas seulement "dépecé" des entreprises ; ils ont inventé une nouvelle grammaire du capitalisme français. La "romance" de l'entrepreneur courageux cache une ingénierie où le droit est utilisé comme une arme de conquête. Le cash-flow extrait des structures sociales sacrifiées est devenu le sang de leurs nouveaux empires.
Cette phrase, aux accents presque shakespeariens, illustre une réalité brutale du capitalisme de la fin du XXe siècle : la naissance des empires modernes ne s'est pas faite par une croissance organique lente, mais par des manœuvres de « prédateurs »...