Cette phrase, aux accents presque shakespeariens, illustre une réalité brutale du capitalisme de la fin du XXe siècle : la naissance des empires modernes ne s'est pas faite par une croissance organique lente, mais par des manœuvres de « prédateurs » financiers utilisant des entreprises en difficulté comme combustible pour leur propre ascension.
Voici une analyse détaillée de ces trois sagas où l'ingénierie financière et le coût social ont servi de fondations à des puissances mondiales.
I. Bernard Arnault et l’affaire Boussac : le sacrifice pour le luxe
En 1984, Bernard Arnault n'est pas encore le géant du luxe que l'on connaît. Il revient des États-Unis avec une ambition : bâtir un groupe de renommée mondiale. Sa cible ? Le groupe Boussac, un empire textile en déroute qui possède, entre autres, la prestigieuse maison Christian Dior.
La stratégie du dépeçage
Pour acquérir Boussac, Arnault promet à l’État français de sauvegarder l’emploi et de relancer le textile. Pourtant, une fois les rênes en main, la réalité est radicalement différente :
- Extraction de valeur : Il isole la pépite (Dior) et revend méthodiquement les autres branches du groupe (le linge de maison Peaudouce, les tissus, etc.).
- Le sacrifice humain : En quelques années, les effectifs passent de près de 20 000 salariés à quelques milliers. Des usines entières ferment, sacrifiées sur l'autel de la rentabilité.
- Résultat : Le cash-flow généré par les cessions et les économies d'échelle massives permet à Arnault de racheter LVMH en 1989. L'empire Dior est né du démantèlement de l'empire Boussac.
II. Bernard Tapie et Adidas : l'illusionniste et le coût social
Si Bernard Arnault cherchait à bâtir un groupe pérenne, Bernard Tapie, dans les années 80, se spécialise dans le « sauvetage » d'entreprises moribondes (Wonder, Look, Terraillon). Son chef-d'œuvre, et sa chute, sera Adidas.
Le mécanisme de la "plus-value" éclair
Tapie rachète Adidas en 1990 grâce à des emprunts massifs (notamment auprès du Crédit Lyonnais). La méthode est chirurgicale :
- Réduction drastique des coûts : Pour redresser les comptes et rendre la mariée attrayante, il procède à des licenciements massifs et délocalise la production en Asie. Le « sacrifice humain » ici est double : les ouvriers européens perdent leur emploi au profit d'une main-d'œuvre sous-payée à l'autre bout du monde.
- Le cash-flow par la cosmétique financière : En assainissant brutalement le bilan, il cherche à revendre la société au plus vite pour rembourser ses dettes et empocher une plus-value record.
- Résultat : Bien que l'opération se soit terminée dans des méandres judiciaires célèbres, elle illustre parfaitement l'utilisation d'une marque iconique comme simple instrument financier pour enrichir son propriétaire au mépris de l'ancrage industriel.
III. Vincent Bolloré et la Banque Rivaud : Le "Raid" et la déstabilisation
Le cas de Vincent Bolloré avec la Banque Rivaud (1996) diffère par sa méthode, mais rejoint la citation par sa violence envers les structures établies.
La conquête par la déstabilisation
La Banque Rivaud était une forteresse opaque, un "État dans l'État" possédant des plantations de caoutchouc en Afrique et en Asie, des forêts et des participations croisées complexes.
- La prise de pouvoir : Bolloré utilise une technique de "raid" financier. Il entre au capital de manière minoritaire, puis utilise des failles juridiques et une pression médiatique constante pour déstabiliser la direction historique (la famille de Ribes).
- L'extraction de substance : Une fois le contrôle pris, il "casse" les structures de holding pour libérer les actifs. Il accède ainsi à un trésor de guerre immense (le cash-flow des plantations et des participations).
- Le sacrifice des structures : Le sacrifice ici est celui d'une certaine noblesse d'affaires et de milliers de cadres et dirigeants évincés lors de la restructuration brutale du groupe. Ce cash-flow sera le moteur de son expansion dans les médias (Vivendi, Canal+) et la logistique.
Synthèse : Le mécanisme du "prédateur"
Ces trois exemples partagent une structure commune que l'on peut résumer comme suit :
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Acteur
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Cible
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Moyen du sacrifice
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Objectif Final
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B. Arnault
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Boussac
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Licenciements / Vente à la découpe
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Fonder LVMH
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B. Tapie
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Adidas
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Délocalisations / Licenciements
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Plus-value personnelle
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V. Bolloré
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Banque Rivaud
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Déstabilisation / Démantèlement
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Fonder le Groupe Bolloré
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Conclusions
L'image du "sacrifice humain" n'est pas seulement une métaphore. Dans ces opérations, les hommes et les structures (salariés, cadres, cultures d'entreprise) sont considérés comme des variables d'ajustement. Pour que l'Empire (le Groupe) survive et s'étende, la base (l'entreprise rachetée) doit être consumée. Le cash-flow n'est pas réinvesti pour sauver l'outil de production, mais pour propulser le financier vers sa prochaine conquête.
C'est ainsi que sur les cendres de fleurons industriels ou bancaires du XXe siècle, se sont érigées les fortunes les plus puissantes du XXIe siècle.