ABUS DE FAIBLESSE : UNE EXÉGÈSE JURISPRUDENTIELLE DES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS
(ARTICLE 223-15-2 C. PÉN.)
Le fondement de la répression de l'atteinte à l'intégrité du consentement
Le délit d'abus de faiblesse, régi par l'article 223-15-2 du Code pénal, représente une pierre angulaire dans la protection des personnes dont le discernement est altéré ou la capacité de résistance est diminuée. Ce texte vise à sanctionner l'exploitation frauduleuse d'un état de vulnérabilité, qu'elle soit intrinsèque ou induite, pour conduire la victime à un acte ou à une abstention qui lui est gravement préjudiciable.
Initialement lié à la législation sur le démarchage à domicile (Code de la consommation), le délit a été substantiellement renforcé et déplacé dans le Code pénal afin de souligner sa nature d'atteinte à la liberté du consentement en général.
L'abus de faiblesse est une infraction complexe qui nécessite la réunion cumulative et non équivoque de trois éléments constitutifs essentiels pour caractériser la culpabilité de l'auteur.
Ces éléments sont :
1) l'existence d'une vulnérabilité ou d'une sujétion chez la victime ;
2) la connaissance et l'abus frauduleux de cette faiblesse par l'auteur (élément intentionnel) ;
3) l'existence d'un acte ou d'une abstention qui s'avère gravement préjudiciable à la victime.
L'interprétation rigoureuse de ces conditions par la Chambre criminelle de la Cour de cassation est fondamentale pour le droit positif.
Partie I. La condition préalable : l'établissement de l'état de vulnérabilité (élément matériel 1°)
L'existence d'une situation de faiblesse chez la victime constitue le socle matériel de l'infraction. L'article 223-15-2 du Code pénal distingue principalement deux catégories de personnes protégées.
Section 1. Les sources légales et jurisprudentielles de la vulnérabilité
La première catégorie regroupe les personnes dont la vulnérabilité est intrinsèque ou liée à leur état personnel. Le texte vise ainsi les mineurs, ou toute personne dont la particulière vulnérabilité est due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique, ou à un état de grossesse.
Cette situation de faiblesse doit, de plus, être "apparente ou connue de son auteur".
L'appréciation de cette vulnérabilité est soumise à un examen rigoureux par les juges du fond. Il est constant que l'âge avancé, même très élevé (supérieur à 86 ans), n'est pas, en soi, une preuve suffisante de la vulnérabilité. Il doit être corroboré par d'autres facteurs qui démontrent une altération des facultés mentales ou une fragilité particulière. La jurisprudence retient ainsi une série de facteurs cumulatifs ou additionnels, tels que l'isolement géographique, affectif ou social, la dépression, la fatigue psychologique, les troubles cognitifs, le veuvage, ou encore la détresse économique et le faible niveau d'instruction.
Par exemple, la Chambre criminelle a pu retenir l'abus de faiblesse au préjudice d'une dame de plus de 86 ans, en s'appuyant sur son état de solitude, même en l'absence de signes manifestes d'infirmité ou de déficience mentale (Cass. crim., 21 février 2006, n°05-85.865).
La seconde catégorie protège les personnes en état de sujétion psychologique ou physique, état résultant de l'exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer le jugement.
Il s'agit d'une faiblesse induite par l'auteur lui-même ou par un environnement extérieur (comme les emprises sectaires). La Cour de cassation a jugé que les "violences et la domination exercées sur une victime psychologiquement fragile," qui l'avaient conduite à remettre l'intégralité de ses biens, caractérisaient bien les "pressions graves ou réitérées" entraînant un état de sujétion psychologique.
Section 2. L'Exigence temporelle stricte : le principe de concomitance
Une condition essentielle de l'élément matériel I est son caractère temporel : l'état de vulnérabilité doit être établi de manière certaine et exister au moment précis où l'acte préjudiciable a été consenti ou l'abstention a eu lieu. La jurisprudence refuse de prendre en compte une vulnérabilité antérieure ou postérieure à l'acte litigieux.
L'application stricte de cette règle de concomitance a été illustrée de manière éloquente par la Cour de cassation dans une décision récente.
Illustration jurisprudentielle clé (non-respect du lien temporel) : Cour de cassation, Chambre criminelle, 8 décembre 2021 (N° 20-86.433).
Dans cette affaire, une prévenue (Mme S.) était poursuivie pour abus de faiblesse commis au préjudice de Mme G. sur une période s'étendant de juin 2013 à décembre 2014. La Cour d'appel avait retenu la culpabilité en constatant notamment des retraits d'espèces effectués par l'auteure sur les comptes de la victime durant cette période.
Cependant, l'arrêt d'appel précisait également que l'état de particulière vulnérabilité de la victime ne devait être considéré comme établi qu'à compter du 5 mars 2014.
La Chambre criminelle, statuant en cassation partielle, a censuré la décision au motif que la cour d'appel avait méconnu l'article 223-15-2 du Code pénal en retenant la culpabilité pour des faits commis entre juin 2013 et mars 2014, c'est-à-dire avant la date à laquelle l'état de faiblesse avait été jugé établi.
Cette décision confirme la rigueur avec laquelle le juge pénal vérifie que l'élément matériel de l'infraction est parfaitement daté et circonscrit. Le droit français refuse de valider une fiction de vulnérabilité rétroactive. Dès lors qu'une juridiction fixe une date précise pour le début de l'état de faiblesse, elle ne peut plus retenir les actes commis avant cette date. Cela impose aux parties poursuivantes et aux juges d'instruction d'établir une chronologie précise de la dégradation de l'état de santé ou de l'installation de la sujétion.
Partie II. L'élément intentionnel : la connaissance et l'exploitation frauduleuse (élément moral 2°)
Le délit d'abus de faiblesse est une infraction intentionnelle, ce qui signifie qu'il requiert un élément moral spécifique, ou dol spécial. L'auteur doit avoir "frauduleusement abusé" de la situation.
Cela suppose deux composantes majeures : la conscience de l'état de la victime (dol général) et la volonté d'en tirer profit gravement préjudiciable (dol spécial).
Section 3. L'exigence de la conscience (de dol général)
L'état de particulière vulnérabilité de la victime doit être "apparente ou connue de son auteur".
L'infraction ne peut être constituée si l'abus est commis dans l'ignorance totale de l'état de faiblesse de la personne.
La preuve de cette connaissance est cruciale et ne se présume pas.
L'exigence d'une preuve factuelle et objective de la connaissance par l'auteur de la vulnérabilité de la victime est une garantie fondamentale du droit pénal. Elle assure que seule l'intention malveillante et l'exploitation délibérée sont punies, écartant la responsabilité quasi-objective.
Section 4. La répudiation des présomptions : la preuve objective de la connaissance
La jurisprudence récente de la Chambre criminelle a fermement rejeté toute tentative d'établir la connaissance de la faiblesse par de simples présomptions tirées, par exemple, de la proximité ou de la durée des relations entre l'auteur et la victime.
Illustration jurisprudentielle clé (défaut de preuve de connaissance) : Cour de cassation, Chambre criminelle, 2 décembre 2020 (N° 20-80.619, Inédit).
Dans cette affaire, M. K... était poursuivi pour abus de faiblesse au préjudice de Mme F..., qui était atteinte de la maladie d'Alzheimer. M. K... avait obtenu de la victime deux chèques d'un montant total de 10 000 euros. La Cour d'appel avait retenu la culpabilité en estimant que M. K..., qui entretenait des liens d'amitié de près de trente ans avec Mme F..., faisait peser sur lui une "présomption de connaissance" de la sévérité de l'atteinte de la maladie.
La Cour de cassation a censuré cette décision (cassation partielle). Elle a reproché à la Cour d'appel d'avoir statué par une simple présomption. En effet, la défense de M. K... soutenait qu'il n'avait appris l'atteinte par Alzheimer qu'au printemps 2015, postérieurement à la signature des chèques litigieux, et que la maladie n'avait été diagnostiquée qu'après l'hospitalisation de la victime.
L'arrêt du 2 décembre 2020 est essentiel : il rappelle que la connaissance de l'état de vulnérabilité ne peut être déduite de la seule situation de fait, même si celle-ci paraît évidente. La Chambre criminelle refuse de glisser vers une responsabilité objective de l'auteur. Pour que le délit soit constitué, le Ministère public doit prouver, par des indices graves et concordants (témoignages, aveux, documents), que l'auteur avait une perception certaine de l'état de faiblesse de la victime au moment où il l'a conduite à l'acte préjudiciable. L'absence de cette preuve factuelle du dol rend l'infraction légalement impossible à caractériser.
Partie III. L'élément matériel de conséquence : l'acte gravement préjudiciable (élément matériel 3°)
Le dernier pilier de l'abus de faiblesse est que l'acte ou l'abstention auquel la personne est conduite lui soit "gravement préjudiciable". C'est sur cet élément que la jurisprudence a opéré l'extension la plus significative au fil des années, dépassant le seul cadre du préjudice patrimonial.
Section 5. L'extension de la notion de préjudice grave
Historiquement, le préjudice était entendu comme une atteinte au patrimoine de la victime. Si les atteintes patrimoniales demeurent la cause principale des poursuites (donations, signatures de contrats, cessions de biens, retraits d'espèces ), la loi et la jurisprudence ont élargi la notion de préjudice grave pour y inclure des atteintes non-patrimoniales.
Le préjudice grave s'entend désormais comme une atteinte à la personne de la victime, comprenant son intégrité physique, psychique et morale.
Le droit français reconnaît ainsi que l'abus peut causer un préjudice grave même s'il n'entraîne pas un appauvrissement immédiat ou direct. La doctrine explique que la notion de préjudice doit s'entendre comme une atteinte à la liberté du consentement.
Un exemple frappant de préjudice extrapatrimonial reconnu par la Cour de cassation concerne la condamnation d'un médecin psychiatre qui avait conduit une patiente maniaco-dépressive à avoir des relations sexuelles avec lui. Ces relations ont été considérées comme un acte gravement préjudiciable à l'intégrité psychique de la victime, même en l'absence de préjudice financier.
Section 6. Le préjudice saisissant les actes successoraux et le consentement Mortis Causa
L'extension la plus notable du préjudice grave concerne les actes de disposition mortis causa, tels que les testaments et les contrats d'assurance-vie. Ces actes ne prennent effet qu'au décès de la victime et n'affectent donc pas son patrimoine de son vivant.
La Cour de cassation a admis à de multiples reprises que le fait de rédiger ou de modifier un testament ou de souscrire un contrat d'assurance-vie en faveur de l'auteur de l'abus, constitue un acte gravement préjudiciable au sens de l'article 223-15-2 du Code pénal.
Illustration Jurisprudentielle 6 (testaments et donations) : Cour de cassation, Chambre criminelle, 19 octobre 2011 (N° 11-80.660).
Dans cette affaire, la prévenue était accusée d'avoir abusé de la faiblesse de la victime pour obtenir une donation et la rédaction de deux testaments olographes qui conduisaient à "l'appropriation totale du patrimoine de Mme Z...".
La Cour de cassation, bien que statuant sur un autre point de droit (la nécessité que la victime ait connaissance de l'acte qu'elle ne s'est pas opposée à faire), confirme la logique selon laquelle l'appropriation totale du patrimoine par le biais d'actes testamentaires constitue un préjudice grave.
Cette jurisprudence établit que le préjudice grave réside dans la violation de l'autonomie et de la liberté dispositive de la personne. La victime subit un préjudice moral de son vivant, car sa volonté testamentaire a été pervertie sous l'effet de l'emprise.
En protégeant la volonté du de cujus contre toute manipulation, même si la perte matérielle n'est subie que par les héritiers, le droit pénal protège la dignité et la liberté de choix de la personne vulnérable concernant l'organisation de sa succession.
Conclusion générale : bilan et enjeux de la répression de l'abus de faiblesse
Le délit d'abus de faiblesse est un instrument de protection pénale puissant, dont l'application est balisée par l'interprétation rigoureuse de la Cour de cassation, garantissant l'équilibre entre la protection des personnes vulnérables et les exigences du droit pénal. L'analyse des décisions clés (notamment les arrêts 20-86.433 et 20-80.619) révèle la triple exigence de la Chambre criminelle.
Premièrement, l'élément matériel de la vulnérabilité (I) est soumis à une stricte condition de concomitance. La censure des arrêts retenant des faits antérieurs à la date établie de la faiblesse (8 décembre 2021) impose aux juridictions de dater avec précision l'entrée de la victime dans l'état de vulnérabilité.
Deuxièmement, l'élément intentionnel (II) est rigoureusement encadré par le refus d'admettre les présomptions de connaissance (2 décembre 2020). Cette exigence de preuve objective du dol spécial empêche le délit de dériver vers une responsabilité fondée sur la négligence ou la simple proximité, préservant ainsi son caractère de crime intentionnel contre la liberté.
Troisièmement, le préjudice grave (III) a été étendu au-delà des spoliations financières immédiates, consacrant la protection de l'intégrité psychique et de l'autonomie de la victime, y compris sa capacité à disposer librement de ses biens post-mortem. L'abus de faiblesse a ainsi achevé sa mue, devenant fondamentalement une sanction de l'atteinte à l'intégrité du consentement.
La complexité probatoire reste l'enjeu central de cette infraction. Le succès des poursuites dépend non seulement de l'établissement d'une expertise médicale précise pour confirmer la vulnérabilité, mais surtout de l'accumulation d'indices matériels et comportementaux qui démontrent la conscience qu'avait l'auteur de l'état de la victime et son intention délibérée d'exploiter cette situation à son grave préjudice.
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